23-25 sept. 2021 Aix-en-Provence (France)
La philosophie des émotions et la dépression
Elodie Boissard  1@  
1 : Institut d'histoire et de philosopie des sciences et des techniques
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La question des rapports entre passions et raison, ou entre émotions et rationalité, a peut-être toujours comme horizon le basculement dans le pathologique, donc la maladie mentale, en particulier la dépression, longtemps catégorisée comme un « trouble de l'humeur ». Elle est l'héritière de la mélancolie du XIX° siècle dans laquelle les premiers psychiatres mettaient en évidence une passion triste, un trouble de l'esprit sous l'effet d'un bouleversement du corps (Douville 2013). Dans la nosologie contemporaine, elle est un trouble mental défini à partir d'une symptomatologie à la fois affective, cognitive, somatique et comportementale, avec une tristesse persistante, une anhédonie, une fatigue, des troubles du sommeil et de l'appétit, un ralentissement psychomoteur. Mais son étiologie exacte reste inconnue.

Des modèles philosophiques évolutionnistes ont été proposés pour comprendre la dépression à partir d'hypothèses sur les fonctions adaptatives des émotions et humeurs. Le modèle des philosophes Horwitz et Wakefield (2007) l'explique comme une tristesse pathologique, ne remplissant plus la fonction naturelle de l'émotion de tristesse qui serait de permettre la réparation d'une perte : la dépression serait une tristesse ne répondant pas de façon proportionnée à une perte, causant une souffrance subjective cliniquement significative. Le modèle de Nesse (2009) la définit comme une humeur triste ne remplissant plus sa fonction de régulation du comportement par la motivation des comportements d'approche ou d'évitement selon le caractère prometteur ou hostile de l'environnement. D'autres modèles évolutionnistes expliquent même la dépression comme une réponse fonctionnelle, combinant états affectifs, cognitifs et comportementaux, sélectionnée au cours de l'évolution pour son caractère adaptatif dans certaines situations : par exemple le modèle de la compétition sociale de Price et al. (1994) l'interprète comme une stratégie d'acceptation de la défaite dans un système concurrentiel. Mais les modèles évolutionnistes de la dépression ne s'accordent pas entre eux, et rencontrent des limites importantes, notamment le fait de ne pas rendre compte de tous les symptômes ou traits de la dépression, et le fait de ne pas s'accorder avec certaines explications des sciences de base comme la biologie ou les neurosciences sur les mécanismes dysfonctionnels dans la dépression (Faucher 2016). Quelles sont les limites et les apports des approches évolutionnistes des émotions dans leur application à la dépression ?

Ces modèles évolutionnistes s'inscrivent dans une « médecine darwinienne » (Nesse Williams 2012) : ils se demandent « pourquoi la dépression ? », et ont une approche distale qui cherche des causes lointaines de ce trouble et de sa persistance dans la population, causes lointaines résidant dans les fonctions adaptatives des émotions ou d'autres traits, impliqués de manière fonctionnelle ou dysfonctionnelle dans la dépression (Mouchabac 2008). Or les recherches scientifique sur l'étiologie de la dépression ne s'inscrivent pas dans cette « médecine du pourquoi » mais dans une « médecine du comment » : elles cherchent les causes prochaines du trouble, suivant une approche proximale partagée par tous les modèles non évolutionnistes de la dépression, qui se répartissent en modèles psychanalytiques, cognitifs, comportementaux, systémiques, et biologiques (Desseilles 2010). Ces modèles cherchent des dysfonctionnements relativement non pas à une fonction adaptative mais au rôle fonctionnel de mécanismes dans un système, par exemple des défaillances de mécanismes cognitifs ou biologiques. Y a-t-il aussi des apports possibles de la philosophie des émotions vis-à-vis de ces modèles ? Les questions en « comment » étant classiquement celles de la science, que peut apporter la philosophie des émotions à la compréhension de la dépression en dehors des modèles évolutionnistes ?

Ces recherches partent de la clinique, donc des deux symptômes centraux de l'épisode dépressif majeur que sont l'humeur dépressive et l'anhédonie. L'humeur dépressive donne lieu à des travaux sur des défaillances de régulation de l'humeur : des modèles mettent en évidence des déficits cognitifs causant des défauts de régulation de l'humeur entretenus par des cercles vicieux avec des cognitions négatives et des émotions négatives (Joorman Gotlib 2010), et des modèles neurobiologiques étudient des dysfonctionnements des interconnexions entre régions cérébrales corticales, sous-corticales et limbiques impliquées dans la régulation de l'humeur (Mayberg 1997). Ces modèles s'accordent avec certains modèles philosophiques définissant l'humeur par son rôle fonctionnel à l'égard des émotions et des états cognitifs (Griffiths 1997). Concernant l'anhédonie, la dépression semble impliquer davantage une anhédonie de motivation, perte de la capacité à fournir un effort en vue d'obtenir un plaisir qu'on anticipe, qu'une anhédonie de consommation, perte de la capacité à éprouver du plaisir (Gaillard Gourion Llorca 2013). L'anhédonie donne lieu à des recherches sur plusieurs systèmes cognitifs, comportementaux et neurobiologiques concernant la motivation, l'apprentissage par renforcement, les circuits de la récompense, le plaisir, les systèmes dopaminergiques. Une étude de neuroéconomie a mis en évidence dans la dépression un déficit spécifique de motivation par la récompense et non de la motivation par les émotions (Cléry-Melin et al. 2011). Des apports réciproques semblent donc envisageables entre les travaux scientifiques sur la dépression et la compréhension philosophiques de notre vie affective (Forest 2016), à travers les travaux de la philosophie et des sciences sociales sur l'ontologie et le rôle fonctionnel des émotions, en lien avec l'humeur, la motivation, ou le plaisir.

Je propose d'examiner les apports et les limites des modèles évolutionnistes des émotions pour la compréhension de la dépression, puis de présenter des pistes pour des apports réciproques entre modèles proximaux de la dépression et philosophie des émotions.

 

Cléry-Melin, M. L., Schmidt, L., Lafargue, G., Baup, N., Fossati, P., & Pessiglione, M. (2011). Why don't you try harder? An investigation of effort production in major depression. PloS one, 6(8).

 Desseilles, M. (2010). Les modèles étiologiques de la dépression. Acta psychiatrica belgica, 110(4), 34-42.

 Douville, O. (2013). Éditorial. Des troubles de l'humeur à la raison mélancolique. Figures de la psychanalyse, (2), 9-12.

 

Faucher, L. (2016). Darwinian blues: Evolutionary psychiatry and depression. In Sadness or Depression? (pp. 69-94). Springer, Dordrecht.

Forest, D. (2016). Is an Anatomy of Melancholia Possible? Brain Processes, Depression, and Mood Regulation. In Sadness or Depression? (pp. 95-107). Springer, Dordrecht.

 Gaillard, R., Gourion, D., & Llorca, P. M. (2013). L'anhédonie dans la dépression. L'encephale, 39(4), 296-305.

 Griffiths, Paul E. (1997). What Emotions Really Are: The Problem of Psychological Categories. Chicago: University of Chicago Press

 Horwitz, A. V., & Wakefield, J. C. (2007). The loss of sadness: How psychiatry transformed normal sorrow into depressive disorder. Oxford University Press.

 Joormann, J., & Gotlib, I. H. (2010). Emotion regulation in depression: Relation to cognitive inhibition. Cognition and Emotion, 24(2), 281-298.

 Mayberg, H. (1997). Limbic-cortical dysregulation: A proposed model of depression. Journal of Neuropsychiatry and Clinical Neurosciences, 9 , 471–481.

 Mouchabac, S. (2008). Comprendre la dépression: apport de la psychologie évolutionniste. PSN, 6(4), 188-196.

Nesse, R. M. (2009). Explaining depression: neuroscience is not enough, evolution is essential. Understanding depression: A translational approach, 17-35.

Nesse, R. M., & Williams, G. C. (2012). Why we get sick: The new science of Darwinian medicine. Vintage.

 Price, J., Sloman, L., Gardner, R., Gilbert, P., & Rohde, P. (1994). The social competition hypothesis of depression. The British Journal of Psychiatry, 164(3), 309-315.

 



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