23-25 sept. 2021 Aix-en-Provence (France)
Comment est-il possible aux émotions d'influencer les décisions ?
Samuel Butreau  1@  
1 : Sociologie, philosophie et anthropologie politiques
Université Paris Nanterre : EA3932

De nombreux travaux de psychologie ou d'économie expérimentale mettent en évidence des corrélations significatives entre certains types d'émotions manifestées par les individus, et les types d'actions, de jugements ou de préférences adoptés par ces individus ou par ceux qu'ils côtoient ; ces corrélations sont alors interprétées comme une influence exercée par les émotions sur les décisions. Or si les émotions sont des réactions que nous subissons malgré nous, qui échappent à notre contrôle, qu'on ne peut empêcher d'advenir, dans quelle mesure peut-on dire que les actions ou les préférences qu'elles nous conduiraient à adopter sont encore le résultat d'un choix ? Comment est-il possible de parler de décision, si l'action ou la préférence observée est le fruit d'une impulsion qui court-circuite toute délibération ?

Afin de savoir si la notion d'influence est pertinente pour rendre compte de la corrélation entre émotions et décisions, nous nous intéresserons d'abord à la notion de décision, en cherchant à en identifier une condition nécessaire, c'est-à-dire une condition telle que les acceptions de la notion d'influence qui ne la rempliront pas, rendront impossible l'existence même d'une décision, et donc ne pourront prétendre expliquer cette dernière. Une telle analyse conduira à proposer, en lieu et place des acceptions ainsi écartées, d'autres interprétations des corrélations observées entre émotions et décisions, parmi celles qui satisfont la condition nécessaire identifiée.

On commencera donc par montrer qu'une condition nécessaire à la décision, est précisément l'absence de nécessité : toute action ou préférence qui résulte d'une nécessité logique, physique ou biologique, ne peut être le fruit d'une décision, mais seulement la conséquence d'une implication mathématique, d'un enchaînement mécanique, ou d'une réaction réflexe. Une décision, qu'elle soit arbitraire ou justifiée, ne peut exister que dans les limites d'un espace de possibilités exempt de toute nécessité.

Cette condition conduira à écarter d'emblée l'interprétation classique selon laquelle les émotions, telles que la peur ou le dégoût, déterminent causalement des décisions conduisant par exemple à se mettre sur ses gardes ou à se retirer (LeDoux, 1996) : ou bien de tels comportements sont des réflexes, et alors ils ne sont pas décidés, ou bien ils sont décidés, et alors ils ne peuvent être déterminés causalement. D'ailleurs, rien ne justifie qu'on infère une telle relation causale d'une simple corrélation ; bien d'autres interprétations sont en effet possibles.

L'émotion et la décision peuvent par exemple partager des antécédents communs, et notamment des représentations communes. C'est probablement ce qui se passe avec la peur et la décision de fuir, puisque toutes deux se manifestent à l'occasion de l'anticipation d'un événement indésirable. Cette interprétation permet en outre de rendre compte du caractère non systématique des corrélations entre les émotions et de telles "tendances à l'action" (Frijda, 1986).

La décision peut aussi être elle-même la cause de l'émotion. C'est en particulier ce qu'on observe avec la culpabilité et le remords, qui portent précisément sur un acte passé et réalisé délibérément. L'hypothèse selon laquelle ces émotions stimuleraient des actions prosociales, propres à empêcher leur survenue (Frank, 1988), fait à l'inverse disparaître toute possibilité de décision, puisqu'elle réduit celle-ci au résultat d'un calcul voire d'une sélection naturelle ; elle fait même disparaître toute possibilité de corrélation, puisque celle qu'elle prétend observer porte sur des émotions qui précisément ne se manifestent pas à la suite de telles actions.

Enfin l'émotion, ou les représentations qu'elle mobilise, peuvent déterminer les limites à l'intérieur desquelles la décision va pouvoir s'exercer, en les déplaçant ou en les réduisant. C'est ainsi qu'on peut interpréter l'influence de nos émotions, mais aussi de notre humeur, sur nos propres décisions ainsi que sur celles d'autrui, comme par exemple l'influence de notre jalousie sur notre comportement à l'égard d'un rival, ou celle de notre indignation sur le comportement d'un payeur à notre égard (dans le jeu de l'ultimatum : Petit, 2015). Dans les deux cas, l'émotion vient déplacer le champ des possibles sur lesquels le choix d'action va pouvoir porter.

Nous conclurons en soulignant qu'aucune de ces interprétations de l'influence des émotions, qui maintiennent possible l'existence de décisions, n'est d'ordre biologique : les acceptions de la notion d'influence compatibles avec celle de décision, telles que nous aurons pu les dégager, impliquent que les émotions corrélées à des décisions mobilisent des représentations. Or ces représentations ne sont pas tant le résultat des émotions, mais plutôt l'objet sur lequel les émotions portent et que leur manifestation rend plus saillant à nos propres yeux comme à ceux d'autrui ; de sorte que les décisions ne sont pas tant influencées pas les émotions elles-mêmes, que par les représentations que ces émotions contribuent à mettre en avant. Ces représentations peuvent d'ailleurs concerner aussi bien des intérêts personnels, dans le cas des émotions dites prudentielles, que des normes sociales, dans le cas des émotions dites morales ; de sorte que les émotions, considérées comme un tout, ne privilégient pas certains types de décisions plus que d'autres.



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