23-25 sept. 2021 Aix-en-Provence (France)
Emotions, préférences et goûts : à l'heure des émotions, l'approche kantienne est-elle obsolète pour comprendre les goûts des marchandises ?
Christian Barrere  1@  
1 : Université de Reims Champagne Ardenne
Université de Reims Champagne Ardenne (URCA)

L'analyse micro-économique définit la demande d'un consommateur A pour le bien i par la fonction DAi = f(pi, p-i, WA, gA), reliant le niveau de cette demande au prix du bien, au prix des autres biens, substituts ou complémentaires, au revenu ou à la richesse de l'individu et à ses goûts et préférences. Quand il s'agit d'expliquer le fonctionnement économique des marchés les variations de la demande du ou des consommateur(s) proviennent d'effets-prix et/ou d'effets-revenus ou de richesse. Les 'goûts et préférences' sont traditionnellement considérés comme donnés et invariables. Pourtant, à côté d'effets-prix et d'effets-richesse, les marchés connaissent aussi des effets-goûts, c'est-à-dire des effets économiques tels des variations de demande et/ou de prix découlant de variations de goûts, effets qui peuvent être aussi importants voire plus que les effets précédents, et qui, dans certains cas, sont la cause essentielle de l'évolution du marché.
La quasi-disparition de la consommation et de la demande de viande de cheval ne résulte ni d'un effet-prix ni d'un effet-richesse mais bien d'une modification des goûts des consommateurs. L'évolution du marché des véhicules diesel dépend en bonne part d'une inflexion des goûts, sous l'influence de considérations écologiques. Les succès de produits comme Nespresso ou l'Iphone renvoient eux aussi à des effets-goûts.
Des économistes, apparemment reconnus, comme Hume ou Smith, - cf. Hume (1751) et Smith (1759) - se sont intéressés aux goûts, pour s'interroger soit sur le goût pour le luxe et ses effets en termes de débouchés et de croissance économique, soit sur les effets de mode comme éléments des interrelations sociales. Marshall (1890) et Pareto (1896), des gens sérieux, discutent des formes d'intégration des goûts à l'analyse économique, formalisée ou non formalisée. Duesenberry (1949), Leibenstein (1950) et Scitovsky (1976) proposent des analyses des conséquences des mouvements de goûts sur les équilibres économiques et le grand Chamberlin (1933) nous alerte sur les conséquences des stratégies de vente sur les goûts des consommateurs en régime de concurrence monopolistique. Pourtant l'analyse économique dominante vit toujours sous le mot d'ordre de Becker-Stigler (1996) De gustibus non est disputandum. Même si les firmes s'intéressent à la connaissance des goûts des consommateurs potentiels et cherchent à anticiper leurs évolutions pour assurer leurs débouchés, l'analyse de la dimension économique des goûts reste largement sous-développée, et squelettique face aux avancées de la sociologie, de l'histoire, de la géographie ou de la psychologie des goûts.
Avancer dans cette analyse de la dimension économique du goût, pour préciser les effets des goûts et de leurs variations sur l'organisation et le fonctionnement des marchés, et, inversement, les déterminants économiques de ces goûts et de leurs évolutions, passe par la constitution d'une problématique qui se fonde sur une ontologie du goût. Ce qui nous confronte immédiatement à la grande construction classique de l'approche du goût, le monument que constitue la théorie du goût développée par Kant, point d'aboutissement des deux siècles de débats sur le goût. La théorie kantienne du goût, parce qu'elle fait du goût un objet d'analyse, c'est-à-dire prétend qu'on peut dire des choses raisonnées sur le goût bien qu'il ait une dose de subjectivité, voire d'idiosyncrasie, constitue le fondement essentiel d'une alternative à la position Becker-Stigler. Si, comme l'affirment nos deux compères, il y a bien des déterminants non économiques aux goûts, s'il y a bien des déterminants subjectifs et idiosyncrasiques, l'on peut admettre qu'il y a aussi des déterminants économiques et en dire quelque chose. Si ces goûts ont des effets économiques puissants il est encore plus légitime de chercher à les analyser. Si, enfin, le goût inclut du subjectif et de l'idiosyncrasique, il est possible d'en traiter comme Kant nous en a donné l'exemple en constituant une critique du goût.
Cependant, s'appuyer sur la théorie kantienne du goût peut sembler quelque peu dépassé à l'heure où le tournant émotionnel intervenu dans les neuro-sciences dans les années 70, puis dans les sciences humaines et sociales, exige de rompre avec un rationalisme strict qui fait fi des émotions et auquel on a vite fait d'assimiler la construction kantienne. L'approche kantienne du goût s'inscrit en effet dans un cadre qui donne à la raison, précédemment conçue par Kant comme guide de la connaissance (la raison pure) et de la morale (la raison pratique), un rôle déterminant. Et la théorie kantienne du goût a pu être dénoncée comme une théorie purement rationaliste assimilant le goût au seul goût intellectuel et, encore, à un goût intellectuel épuré de tout sentiment, donc éliminant de fait la sensibilité.
L'objet de ce texte est donc de s'interroger sur la question que pose directement ce tournant émotionnel : la théorie kantienne est-elle encore apte à rendre compte de l'ensemble de la dimension sensible du goût contemporain ou est-elle définitivement obsolète, au moins pour comprendre cette dernière ?


Plan de la communication :

1 Théorie kantienne et revanche des émotions
1.1 L'apport de la théorie kantienne
1.2 La critique de la théorie kantienne
1.3 La marginalisation des émotions
1.4 La revanche des émotions
1.5 Emotions et goûts
 
2 La discussion critique du traitement kantien de la sensibilité
2.1 La déconsidération du goût de l'agréable
2.2 L'analyse du jugement de goût

3 Dépasser et élargir la théorie kantienne
3.1 Abandonner l'idée d'un jugement de goût ?
3.2 Rejeter la dichotomie kantienne au profit d'une conception procédurale des jugements de goût
3.3 Une conception dialectique et systémiste du couple sensibilité - entendement

4 En conclusion : dépasser la théorie kantienne pour faire fructifier l'approche kantienne



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