23-25 sept. 2021 Aix-en-Provence (France)
Théâtre moral ou émotion esthétique, un dilemme insurmontable ?
Pierre Leger  1@  
1 : Centre Gilles-Gaston Granger
Aix Marseille Université : UMR7304, Centre National de la Recherche Scientifique : UMR7304, Aix-Marseille Université - AMU

Dans cette communication, nous montrerons comment Diderot, par une théorie complexe de la sensibilité, dépasse, avant même qu'ils ne soient formulés contre lui, les reproches que l'on fait à son théâtre et qui héritent de la vieille distinction émotion/raison, sensibilité/jugement. Nous étudierons la façon dont son matérialisme biologique permet de penser une continuité des sphères affectives et rationnelles et ainsi d'éviter le réductionnisme des approches dualistes de l'émotion et de la rationalité.

Avec Le fils Naturel (1757), le Père de famille (1758) et les textes de poétiques qui les accompagnent (l'Entretien et le Discours de la poésie dramatique), Diderot fut un des pionniers et des plus grands théoriciens du drame bourgeois. Au milieu du XVIIIe siècle, ce nouveau théâtre a pour principe l'édification morale[1]. Basé sur une esthétique réaliste et sur les relations entre différents représentants des grandes conditions de la famille et de la société (le père, le fils, le frère, le magistrat, le négociant), le théâtre diderotien met en scène des situations éthiques problématiques. Il expose les épreuves de la vertu[2], les conséquences du vice et de la bonne action afin d'apprendre au spectateur, par l'exemple, à bien agir.

Malgré une reconnaissance unanime de son importance sur le plan théorique pour l'histoire du théâtre, le « genre moyen » inventé par Diderot déboucha concrètement sur un échec relatif[3] vis-à-vis du public de son époque, et reste aujourd'hui encore considéré comme de qualité assez médiocre. Que lui reproche-t-on ?

En voulant inventer un théâtre moral, Diderot aurait rendu son théâtre moralisateur, annihilant par là-même l'ensemble de ses qualités esthétiques : froid, maussade, ennuyeux, il serait incapable de déclencher la moindre émotion chez son spectateur. S'enfermant dans une pâle mise en scène de l'action morale et insérant par là un principe rationnel de délibération au cœur de ses drames, le théâtre diderotien aurait ainsi oublié l'objectif et le levier d'action fondamental de toute création artistique : toucher, plaire, agiter les passions, émouvoir. C'est Rousseau qui résume le mieux cette position, partagée par de nombreux critiques :

« Nos auteurs modernes, guidés par de meilleures intentions, font des pièces plus épurées ; mais aussi qu'arrive-t-il ? Qu'elles n'ont plus de vrai comique et ne produisent aucun effet. Elles instruisent beaucoup si l'on veut ; mais elles ennuient encore davantage. Autant vaudrait aller au sermon[4] ».

Diderot serait ainsi tombé, au théâtre, dans une attitude « préchi-préchante » [5] qui annihile sa portée esthétique. Cette critique est-elle justifiée ? Quand bien même il faudrait aujourd'hui s'en tenir à cette position, cet échec doit-il condamner son projet originel, sa poétique ? Il faut ici séparer une intention et sa réalisation.

Dans la mesure où elle s'adresse au philosophe de la sensibilité qu'était Diderot, cette première approche, opposant de façon manichéenne morale et esthétique, raison et passion, édification et émotion est évidemment caricaturale. C'est en effet oublier bien vite que Diderot fut également l'apologiste des passions fortes dans l'art et d'une esthétique de l'intensité émotive. C'est lui qui affirme que bien souvent « on ne fait guère que des tableaux tranquilles et froids avec la vertu »[6], et que les arts « veulent quelque chose de sauvage, de brut, de frappant et d'énorme »[7]. C'est lui qui s'emporte contre la faible sensiblerie de son siècle et appelle à un retour aux émotions fortes, aux transes collectives du théâtre des anciens.

C'est surtout oublier que pour qu'il soit édifiant, Diderot affirme que le théâtre doit d'abord toucher et que sa morale de l'édification prend source dans l'émotion[8]. Contre les oppositions manichéennes le théâtre doit commencer par être puissant sur le plan esthétique pour avoir un quelconque impact moral.

Ainsi la morale théâtrale diderotienne n'a jamais eu pour but d'être une simple morale abstraite mettant en scène plus ou moins subtilement un ensemble de maximes. Le théâtre présente une morale incarnée ; c'est pourquoi il n'est pas prêche, sermon. C'est également la raison pour laquelle son mode d'action lui-même est émotif et passe par un système de sympathie, de contagion affective entre acteur et spectateur : « Une maxime est une règle abstraite et générale de conduite dont on nous laisse l'application à faire. Elle n'imprime par elle-même aucune image sensible dans notre esprit : mais celui qui agit, on le voit, on se met à sa place ou à ses côtés, on se passionne pour ou contre lui ; on s'unit à son rôle, s'il est vertueux ; on s'en écarte avec indignation, s'il est injuste et vicieux »[9].

Restera alors à se demander, avec le Paradoxe sur le comédien, comment faire pour que l'émotion soit transmise le plus adéquatement possible de l'acteur au spectateur. L'acteur, dont la forte sensibilité serait activée par l'enthousiasme, doit-il ressentir pleinement l'émotion qu'il veut transmettre ? Au contraire, doit-il maitriser son émotion, jouer de sang-froid (ou comme, on le disait à l'époque, de « sens froid », c'est-à-dire en gardant le sens, la raison, la tête froide) pour être vrai, juste et que l'émotion soit parfaitement communiquée au spectateur ?

 


[1] Yvon Belaval, L'esthétique sans paradoxe de Diderot, Collection Bibliothèque des Idées, Gallimard, 1950, p. 135-136

[2] « ou les épreuves de la vertu » est le sous-titre du Fils naturel

[3] Pierre Frantz, « Le théâtre déstabilisé. Diderot et la critique de Rousseau », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, 48, 2013

[4] Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d'Alembert sur les spectacles, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1995, t. V p. 43

[5] Nicholas Cronk, Etudes sur le Fils naturel et les Entretiens sur le Fils naturel de Diderot, Voltaire Foundation, 2000

[6] Corr., IV, 50

[7] DPV, XIV, 56

[8] Voir Marc Buffat, « La force du théâtre » dans Mélange hommage à Jacques chouillet, p. 192

[9] Eloge de Richardson, DPV, XIII, p. 192-193


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