23-25 sept. 2021 Aix-en-Provence (France)
Prudence, prise de risque et point de convenance des passions dans l'œuvre d'Adam Smith : une application au marché du crédit
Leloup Sandrine  1@  
1 : Université de Bretagne Sud
Université de Bretagne Sud

De nombreux commentateurs ont montré que Smith défendait les lois sur l'usure pour favoriser le financement des investissements des hommes prudents, acteurs économiques clés, contre les faiseurs de projets (Stiglitz et Weiss, 1981 ; Piescarelli, 1989 ; Leloup 2000 ; Paganelli 2010). Alors que les investissements de ces derniers sont risqués et se concluent le plus souvent par un échec, bien que plus modestes, ceux des hommes prudents sont généralement couronnés de succès et permettent une hausse du capital et de la richesse de la nation. Il serait alors acquis que le plaidoyer de Smith en faveur des lois sur l'usure vise à favoriser des comportements prudents sur le marché du crédit, du côté tant des emprunteurs que des banquiers. Ce plaidoyer permet aussi de confirmer l'unité de la pensée de Smith, entre sa philosophie morale de la Théorie des sentiments moraux (1759) et ses principes économiques de la Richesse des nations (1776).

 

Cette explication semble cependant insuffisante pour trois raisons : 1) Smith affirme que la plupart des acteurs économiques, entrepreneurs et banquiers, sont prudents. Les faiseurs de projets ou les prodigues sont peu nombreux sur la scène économique. 2) Il est rare que des individus se lancent dans des projets d'investissements risqués : la perte qui s'ensuit en cas d'échec est si douloureuse que les individus évitent ce type de projets. 3) Enfin, Smith explique que le désir d'améliorer son sort, associé à la passion acquisitive, est « calme » et « dépassionné » (Smith, 1776), ce qui signifie que les individus qui cherchent à s'enrichir ont une attitude raisonnable, à l'instar de celle de l'homme prudent.

 

N'est-il pas surprenant qu'alors qu'ils sont si peu nombreux, les faiseurs de projets, subitement, domineraient le marché du crédit si les lois sur l'usure étaient supprimées ? Doit-on en conclure que le nombre de faiseurs de projets augmenterait si le marché du crédit était libéralisé ? L'objectif de cet article est de dégager les raisons qui fondent, chez Smith, la crainte de voir évincés les hommes prudents en cas d'abolition des lois sur l'usure.

 

On s'appuiera pour cela sur des contributions récentes consacrées à la prudence chez Smith et à l'incomplétude des règles générales. Concernant la prudence, son importance dans l'œuvre de Smith avait déjà été relevée dans la littérature secondaire (Charlier 1996 ; Griswold 1998 ; Sen 2010). Présentée comme une vertu dans la Théorie des sentiments moraux, la prudence serait la qualité première de l'acteur économique de la Richesse des nations : le prudent est frugal, il épargne et il permet la hausse du capital. A l'inverse, l'imprudent, associé au faiseur de projets, est celui qui prend trop de risques et dilapide le capital de la nation dans des projets douteux. Ainsi, oppose-t-on habituellement le prudent adverse au risque à l'imprudent faiseur de projets. Or, comme l'ont montré Bréban et Lapidus (2019), Smith dissocie prudence et aversion pour le risque. La prudence smithienne, telle qu'ils l'envisagent, préfigure celle que développera Kimball (1990) : associée à de la dominance stochastique de degré trois, si on devait lui associer une représentation en termes d'utilité, la prudence s'exprimerait dans le signe positif de la dérivée troisième de la fonction d'utilité (convexité de l'utilité marginale lorsqu'elle est décroissante). L'homme prudent, au sens de Kimball, n'est pas forcément adverse au risque, mais il craint la perte. Ce qui le conduit à refuser le risque « vers le bas » (downward risk-aversion) quand bien même il accepterait « le risque vers le haut » (upward risk-seeking) (Crainich D. et Eeckhoudt L., 2005). Ainsi, même l'homme prudent smithien pourrait-il être attiré par le risque. Concernant le faiseur de projets, il prend des risques mais ce qui le distingue de l'homme prudent, c'est qu'il ne craint pas la perte. Il reste enfin à comprendre le comportement du banquier. Smith le décrit comme un individu avide de profit et pusillanime. Il prête aux hommes prudents en présence des lois sur l'usure, et aux faiseurs de projets au cas où elles sont abolies. Son comportement évolue en fonction des contraintes légales.

 

Le rôle de ces contraintes légales a été analysé par Bréban et Sigot (2020) qui montrent comment les lois viennent pallier l'incomplétude des règles de la prudence, exposées par Smith dans la Théorie des sentiments moraux. Face à la corruption des sentiments moraux, les règles de la prudence ne suffisent pas à canaliser les passions les plus violentes qui se révèlent immorales mais surtout préjudiciables pour le bien-être social. Il est alors nécessaire que la loi contraigne pour empêcher les individus d'adopter des comportements préjudiciables au bien-être social. Il en est ainsi pour les lois sur l'usure : elles empêchent le financement des faiseurs de projets et poussent à la prudence des acteurs sur le marché.

 

Néanmoins, si la contrainte exercée par la loi permet le maintien de la prudence des acteurs, elle n'entraîne pas pour autant un changement de caractère : comme l'explique Smith dans la Théorie des sentiments moraux, sitôt la contrainte disparue, les passions s'expriment de manière violente. On comprend alors ce que Smith craint avec la suppression des lois sur l'usure : la passion acquisitive s'exprimerait de manière exacerbée chez certains acteurs comme le banquier, voire chez l'homme prudent qui ne serait pas averse au risque et pourrait alors devenir aisément faiseur de projets.

 

Pour expliquer l'évolution des comportements économiques, je reviendrai d'abord sur la théorie des passions exposées par Smith dans la Théorie des sentiments moraux. Selon lui, les passions peuvent être maîtrisées de deux manières différentes, à savoir par des considérations de prudence ou de convenance. Dans le premier cas, c'est l'anticipation de conséquences négatives qui poussent l'individu à réfréner ses passions, et, à l'inverse, dans le second cas, c'est le spectateur impartial. Alors que dans ce dernier cas, les passions sont bien maîtrisées, dans le premier, elles sont juste contenues et n'attendent qu'à se manifester (partie 1). Il sera alors possible de distinguer deux formes de prudence : ce que l'on désignera comme « prudence contrainte » et « prudence vertueuse ». Ces deux formes de prudence se retrouvent chez les acteurs du marché du crédit, le banquier et l'homme prudent, tandis que le faiseur de projets est imprudent. On étudiera le comportement de ces acteurs au regard de la définition smithienne de la prudence, en montrant comment ils s'écartent ou non du risque de perte (partie 2). Enfin, après avoir construit une typologie qui croise prudence et prise de risque, on étudiera les conséquences d'un marché du crédit libéralisé (partie 3).



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