Nous entendons par « rôle stratégique d'une émotion » son instrumentalité dans une stratégie de contrôle de soi ou d'autrui, et par « émotions réactives réflexives », des attitudes affectives qui sont des réactions d'un agent à sa propre agentivité, dont un exemple canonique est le remords sincère. Dans le sillage de l'article fondateur de Peter F. Strawson (1962), toute une littérature s'est développée sur les émotions de la responsabilité. Sous la plume de Strawson, un rôle stratégique était reconnu dans le répertoire des usages de l'attitude objective, qui met à distance les relations interpersonnelles normatives, par opposition à l'attitude participative dont relèvent les émotions de la responsabilité. Pour cette raison, l'approche strawsonienne est caractérisée par une réticence certaine à l'égard de la piste ouverte dans notre question. Pourtant, des philosophes des émotions, comme de Sousa et Solomon, ont insisté sur la dimension stratégique de la rationalité des émotions, de manière générale, et les économistes, de Robert Frank à Bénabou et Tirole, ont aussi exploré cette piste. L'exposé se concentrera sur le rôle de certaines émotions réactives réflexives dans le contrôle de soi et s'interrogera sur les conséquences de la reconnaissance de cette dimension stratégique pour une conception de l'identité pratique et de son « authenticité ».

Roland Bénabou et Jean Tirole, « Incentives and Prosocial Behavior », 2006.
Ronald de Sousa, The Rationality of Emotion, 1987.
Jon Elster, Ulysses Unbound, 1988.
Robert Frank, Passions within Reason. The Strategic Role of the Emotions, 1988.
Pierre Livet, Emotions et rationalité morale, 2002.
Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments, 1759-1790.
Robert C. Solomon, Not Passion's Slave: Emotions and Choice, 1980.
Peter F. Strawson, Freedom and Resentment, 1962.