23-25 sept. 2021 Aix-en-Provence (France)
La colère face au réchauffement climatique : comment mettre les émotions au service de l'action ?
Delphine Pouchain  1, 2@  , Emmanuel Petit  3@  
1 : Science Po  -  Site web
Institut d'Etudes poltiques de Lille
9 rue Angellier 59000 Lille -  France
2 : Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques  (CLERSE)  -  Site web
CNRS : UMR8019, Université Lille I - Sciences et technologies
Fac. Sciences éco. et sociales 59655 VILLENEUVE D ASCQ CEDEX -  France
3 : Groupe de Recherche en Economie Théorique et Appliquée
Université de Bordeaux, Centre National de la Recherche Scientifique : UMR5113

Petit Emmanuel

Université de Bordeaux, Avenue Léon Duguit, 33608 Pessac Cedex.

GREThA

Emmanuel.petit@u-bordeaux.fr

 

Pouchain Delphine

Sciences Po Lille, 9 rue Angellier, 59000 Lille.

CLERSE-CNRS, UMR 8019

delphine.pouchain@sciencespo-lille.eu

 

 

 

La France, comme beaucoup d'autres pays, peine à respecter ses engagements en matière de réduction des émissions de CO2. En 2019, la France a émis 437 millions de tonnes d'équivalent CO2 (Mt CO2e) de gaz à effet de serre. Il s'agit certes d'une baisse de 1,75% en un an... mais l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre (inscrit dans la Stratégie nationale bas carbone) était initialement de 2,3%. Parallèlement, une étude publiée en 2020 par Oxfam et le Stockholm Environment Institute a révélé que les 1% les plus riches de la population mondiale émettaient à eux seuls deux fois plus de CO2 que la moitié la plus pauvre de l'humanité. Les 10% les plus riches de la planète sont responsables de 52% des émissions de CO2 cumulées. Selon le rapport de la Banque mondiale, Shock Waves: Managing the Impacts of Climate Change on Poverty (2015), plus de 100 millions de personnes risquent de basculer sous le seuil de pauvreté d'ici 2030 si n'est pas mis en œuvre un développement rapide et solidaire, mais surtout qui ne nuise pas au climat. Il est difficile de rester indifférent face à ces données quand on sait à quel point le réchauffement climatique aura des conséquences dramatiques, au point de constituer une « tempête » éthique et politique [Gardiner, 2011].

Dans un tel contexte, toute une gamme d'émotions apparaît immanquablement : peur, anxiété, culpabilité, colère... De nombreuses études font aujourd'hui apparaître toute la palette des émotions que le changement climatique et les dégradations environnementales suscitent [Norgaard, 2006, 2011 ; Dodds, 2011 ; Weintrobe, 2013 ; Albrecht, 2021]. Parmi ces émotions, la peur est sans doute celle qui a été la plus étudiée, et ses effets ambivalents ont largement été mis en évidence : la peur peut se transformer en un sentiment d'impuissance qui n'incite pas à l'action [Howell, 2014 ; Norgaard, 2011], la peur pouvant donc se révéler paralysante. Face à la relative inaction des pouvoirs publics dans la lutte contre le réchauffement climatique, et aux injustices qu'il entraînera et exacerbera nécessairement, une autre émotion émerge et risque même de s'amplifier dans les années à venir : la colère [La Blanche, 2020]. Si les liens entre réchauffement climatique et émotions (dont la colère) sont de plus en plus documentés, reste à savoir dans quelle mesure cette dernière peut constituer un moteur pour l'action. En d'autres termes, que nous apprend une philosophie économique de la colère quant à son potentiel de transformation des comportements individuels ? Il s'agira alors de se demander à quelles conditions l'émotion qu'est la colère peut être convertie en action au service de la lutte contre le réchauffement climatique.

La colère est une émotion qui a attiré l'attention des économistes [Zizzo, 2008]. Ces derniers y voient le plus souvent une forme d'irrationalité qui nuit à la prise de décision. Cette conception rejoint celle de certains philosophes qui considèrent la colère comme pouvant altérer le jugement et les croyances de l'individu [Nussbaum, 2016]. La colère peut cependant aussi être conçue comme une réaction naturelle à une situation d'injustice - comme le suggérait déjà Aristote en évoquant la juste colère [Knuuttila, 2004 ; Renaut, 2016] - et en tant que telle être considérée comme une vertu morale [Srinivasan, 2018]. La colère est l'indice d'un dysfonctionnement, le signe de quelque chose qui « cloche » au sein de notre environnement. Elle nous donne accès à une information, elle est un révélateur. Comme le souligne cependant Cojocaru [2020], le fait que la colère soit une source morale (informationnelle) ne suffit pas à engager l'individu dans l'action. La colère susceptible de révéler la situation d'injustice peut en effet entraver le comportement de celui ou de celle qui la ressent et l'éprouve. Elle risque en effet de propulser l'individu dans une chaîne de réactions émotionnelles où la colère le rend aveugle et peu apte à conduire une action efficace et adaptée.

Pour donner une véritable qualité morale opérationnelle à la colère, il est nécessaire que celle-ci soit transformée, qu'elle ne soit pas uniquement une « décharge » d'un état émotionnel. Il faut, en somme, que celle-ci ait elle-même une certaine « qualité ». Dans Human Nature and Conduct, Dewey [1922] montre ainsi comment une émotion « brute » - comme notamment la colère ou la simple irritation - est susceptible de changer en profondeur les habitudes individuelles. L'émotion agit comme un signal mais surtout comme un « agent de reconstruction » des habitudes devenues inadaptées pour l'organisme. Il faut cependant pour cela que l'émotion initiale soit « travaillée », reconfigurée, réélaborée, au cours d'un processus continu et dynamique. Cojocaru [2020] y voit ainsi une façon de « transformer la colère » en un « désaccord passionné ».

Dans cette communication, nous nous proposons donc d'analyser, en nous appuyant sur la philosophie pragmatiste des émotions, la façon dont la colère peut devenir une source potentielle de l'action permettant de réguler les habitudes individuelles de façon à atténuer le changement climatique. Nous montrerons en particulier comment les mouvements d'indignation de la jeunesse autour de la question du climat [Kleres et al., 2017 ; Knops, 2021] réussissent à traduire cette capacité de transformation d'un affect en conduite active. Ainsi, si la peur et l'anxiété face au changement climatique ont des effets ambivalents, la colère pourrait - sous certaines conditions qu'il faudra identifier - être une émotion davantage propice à la lutte contre le réchauffement climatique.

 

 

Bibliographie

Albrecht Glenn, 2021 (2003), Les Émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, Paris, Les Liens Qui Libèrent.

Aristote, 2007, Ethique à Nicomaque, trad. fr. Jules Tricot, Vrin, Textes philosophiques.

Cojocaru Mara-Daria, 2020, « Turn Anger into Passionate Disagreement?. A Pragmatic Proposal », European Journal of Pragmatism and American Philosophy, Vol. 12, n°XII-2.

Dewey John, 1922, Human Nature and Conduct: An Introduction to Social Psychology, New York, Carlton House.

Dodds Joseph, 2011, Psychoanalysis and Ecology at the Edge of Chaos, London/New York, Routledge.

Gardiner Stephen, 2011, A Perfect Moral Storm : The Ethical Tragedy of Climate Change, Oxford, Oxford University Press.

Howell Rachel, 2014, « Investigating the Long-term Impacts of Climate Change Communications on Individuals' Attitudes and Behavior », Environment and Behavior, Vol. 46, n°1, pp. 70-101.

Kleres Jochen, Wettergren Åsa, 2017, "Fear, Hope, Anger and Guilt in Climate Activism", Social Movement Studies, Vol. 16, n°5, pp. 507–519.

Knops Louise, 2021, « Stuck Between the Modern and the Terrestrial: the Indignation of the Youth for Climate Movement », Political Research Exchange, Vol. 3, n°1, p. e1868946.

Knuuttila Simo. 2004. Emotions in Ancient and Medieval Philosophy. Clarendon Press.

La Blanche Eric, 2020, Colère ! Contre les responsables de l'effondrement écologique, Delachaux et Niestlé.

Norgaard Kari, 2006, « 'People Want to Protect Themselves a Little Bit": Emotions, Denial, and Social Movement Nonparticipation », Sociological Inquiry, Vol. 76, n°3, pp. 372-396.

Norgaard Kari, 2011, Living in Denial: Climate Change, Emotions, and Everyday Life, Cambridge, MA: MIT Press.

Nussbaum Martha C., 2016, Anger and forgiveness: Resentment, generosity, justice. Oxford University Press.

Renaut Olivier, 2016, « La colère du juste », Esprit, mars-avril, pp. 135-145.

Srinivasan Amia. 2018, « The Aptness of Anger », Journal of Political Philosophy, Vol. 26, n°2, pp. 123-144.

Weintrobe Sally, 2013, « The Difficult Problem of Anxiety in Thinking about Climate Change", in Weintrobe Sally (ed.), 2013, Engaging with Climate Change. Psychoanalytic and Interdisciplinary Perspectives, London/New York, Routledge, pp. 33-47.

Zizzo Daniel John, 2008, « Anger and Economic Rationality », Journal of Economic Methodology, Vol. 15, n°2, pp. 147-167.

 


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